L’individu et la société
Autonomie et aliénation
selon C. Castoriadis


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Troisième séance (sur 6)

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Autonomie et relativisme

Lors de la séance précédente, je vous avais dit qu’on parlerait aujourd’hui de la position de Castoriadis par rapport au relativisme culturel, question sur laquelle il a été interpellé puisque, par le biais de la notion d’autonomie, il semble valoriser certaines cultures par rapport à d’autres. Mais avant de voir comment il s’est expliqué à ce propos dans des œuvres plus tardives que l’Institution imaginaire de la société, il faut rappeler que le projet même de cet ouvrage-ci est une critique approfondie adressée à sa propre société précisément concernant le type d’imaginaire qu’elle a développé et son occultation.

Il faut d’abord rappeler que le but de Castoriadis est d’agir sur sa propre société pour la transformer, et il est évident qu’il ne se propose pas d’agir sur les autres sociétés ni de dicter à leurs membres la manière dont ils devraient le faire. Puisqu’à la base même de la conception du social-historique développée par Castoriadis se trouve l’affirmation de la diversité, il serait tout simplement absurde de lui prêter l’ambition de leur imposer à toutes un seul modèle. Et même si, comme on le verra, Castoriadis pense qu’il vaut mieux vivre en autonomie qu’en hétéronomie, il y a de multiples manières de réaliser l’autonomie et cela n’équivaut en rien à une homogénéisation culturelle. La seule question qui reste est de savoir au nom de quoi il vaut mieux vivre en autonomie.

Mais avant de l’aborder il faut bien souligner que nous ne vivons pas dans une société autonome. La plupart des membres de notre société, et en particulier ses instances dirigeantes, ne sont pas conscients du fait que notre interprétation fondamentale du monde et de l’homme est une création de notre imaginaire radical exactement au même titre que celle des autres cultures, ni ne sont conscients de la signification imaginaire qui a été instituée comme première ou centrale, de son caractère arbitraire et par conséquent remplaçable. Il est donc nécessaire de préciser d’abord ce qu’est exactement l’imaginaire de la société capitaliste, en utilisant le cadre conceptuel que nous avons découvert lors de la séance précédente, c’est-à-dire : quelles sont les institutions premières qui commandent toute notre vision du monde ? quelle est notre signification centrale autour de laquelle toutes les autres s’organisent et qui elle-même ne symbolise plus rien d’autre ? comment l’autonomie réelle de ces institutions premières est-elle occultée sous un masque de nécessité hétéronome ? et ensuite seulement nous verrons en quoi certains moments de notre histoire ont pu être différents.

J’ai entendu récemment, lors d’un débat, quelqu’un affirmer que nous sommes dominés par le mythe autant que les sociétés dont nous étudions les mythes par l’anthropologie, et qu’il est impossible de sortir du mythe. On peut accepter la première affirmation à condition de comprendre le mot « mythe » dans son sens courant d’illusion, de discours faux, comme lorsqu’on dit « la croissance, c’est un mythe ». Si en revanche, on comprend le mot « mythe » dans le sens précis où l’utilise l’anthropologie, alors cette affirmation est fausse, parce que notre imaginaire n’est pas fondé sur le récit mythique mais sur le récit scientifique, qui ne fonctionne pas du tout de la même façon ; il y a suffisamment d’études éclairantes sur la logique propre de chacune des deux formes de pensée pour qu’on ne les confonde pas. Quant à la deuxième affirmation, selon laquelle il est impossible de sortir du mythe, même si on l’entend au sens de l’illusion, pour Castoriadis c’est faux, car cela voudrait dire qu’il est impossible de sortir de l’aliénation et de l’hétéronomie. En revanche, il est vrai de dire que nous sommes dominés par des illusions, et précisément nous allons voir comment l’illusion qui nous domine le plus profondément est celle de la rationalité.

L’imaginaire du monde moderne

Quelles sont les institutions imaginaires fondatrices dans le monde moderne ? — et entendons par là dans la culture dominante, européenne mondialisée, qui bien sûr n’est pas le tout de l’imaginaire contemporain (v. p. 235-248 ; je développe ci-dessous des précisions qui sont évoquées très rapidement par Castoriadis, comme des évidences). La culture moderne européenne est fondée sur la rationalité et la science. Son rapport au monde est double : scientifique et instrumental. Le rapport scientifique au monde signifie que le monde est quelque chose qu’on veut comprendre et expliquer, dont on veut connaître le fonctionnement et les transformations en mettant en évidence ses régularités et les raisons pour lesquelles les phénomènes se développent nécessairement d’une certaine façon, et en élaborant pour ce faire de multiples méthodes d’observation, d’expérimentation, de vérification. Ce rapport rationnel au monde a été instauré une première fois dans l’Antiquité grecque, puis à nouveau à partir de la Renaissance (après une relative éclipse où la rationalité n’a pas disparu, mais a été mise au service de la religion révélée), et il a été instauré consciemment et volontairement, comme une réaction contre les représentations religieuses et mythologiques. Le rapport à l’homme et à la société est du même type : les sciences humaines et sociales ainsi que la philosophie apparaissent en même temps que les sciences naturelles lors des deux périodes. Là aussi on cherche à comprendre et à expliquer par des raisons, même si l’on ne cherche pas les mêmes nécessités (quoique le degré d’alignement sur les sciences naturelles diffère selon les approches, voir par exemple l’opposition entre neuro-sciences et psychanalyse). Quant au rapport instrumental au monde, il est apparu plus tard et sous l’influence d’autres significations, qu’on pourrait essayer d’identifier, de la même manière que Castoriadis a essayé d’identifier la signification nouvelle nécessaire pour provoquer l’institution de l’esclavage. En effet, par « rapport instrumental » on ne désigne pas l’utilisation du milieu naturel pour survivre, ce qui est commun à tout le vivant, mais l’exploitation illimitée de toutes les ressources de la planète et même au-delà, avec pour but le profit, sans souci de leur perennité, de leur préservation ou d’autres types de jouissance qu’on pourrait en avoir, par ex. esthétique. Cette exploitation est technique et rationnelle au sens d’une rationalité calculatrice : par quels moyens arriver au plus grand rendement avec le minimum de coûts ? C’est cette rationalité-là qui est dominante à l’époque actuelle et qui caractérise majoritairement notre société, et non pas celle de la science, car la science n’est favorisée que si elle contribue au développement technique et par là au développement de l’exploitation ; la science a un rôle subalterne par rapport à la technique et à l’économie. Dans la sphère politique, on peut y ajouter la rationalité procédurale, celle de l’inflation des règlements, des législations, des contrôles, la rationalité formaliste de la bureaucratie.

Les rationalités instrumentale et procédurale poussées à l’extrême sans aucune considération pour leurs conséquences deviennent des pseudo-rationalités, car elles sont dépourvues de sens, et même en arrivent à se retourner contre elles-mêmes, à devenir autodestructrices. La raison en est qu’elles se sont autonomisées, elles fonctionnent toutes seules comme un processus en inertie : « La pseudo-rationalité moderne est une des formes historiques de l’imaginaire ; elle est arbitraire dans ses fins ultimes pour autant que celles-ci ne relèvent d’aucune raison [si sa fin est le profit, c’est-à-dire un désir insatiable immaîtrisé et non interrogé], et elle est arbitraire lorsqu’elle se pose elle-même comme fin, en ne visant rien d’autre qu’une « rationalisation » formelle et vide. Dans cet aspect de son existence, le monde moderne est en proie à un délire systématique — dont l’autonomisation de la technique déchaînée et qui n’est « au service » d’aucune fin assignable est la forme la plus immédiatement perceptible et la plus directement menaçante » (p. 236). L’autonomisation de la technique ne signifie pas qu’au sens propre elle se développe toute seule : il y a des gens qui la développent et d’autres qui la financent et la promeuvent ; il y a des responsabilités humaines à cette avancée, et ce sont ces humains qui agissent de manière inertielle, aveugle et sans fins. S’il y a parfois une fin rationnelle revendiquée pour tout ce déchaînement de moyens, c’est le bien-être commun, mais celui-ci est défini exclusivement comme l’optimum de la production économique, de sorte que la légitimation est circulaire : en vue de quoi faut-il produire toujours plus ? en vue du bien-être de tous. Qu’est-ce que le bien-être de tous ? c’est de produire toujours plus. De ce fait, l’économie capitaliste, qui prétend fonder sa légitimité sur la rationalité et le caractère scientifique, révèle plus que toutes les autres économies la domination de l’imaginaire. On l’a déjà vu à propos des besoins créés par l’imaginaire. On peut y ajouter la domination de l’imaginaire quant à la place assignée aux hommes dans la structure productive. L’économie étant au centre de l’imaginaire, les hommes ne sont considérés par la société que comme des données économiques ; et comme tels ils sont réduits à des indicateurs d’efficacité, mesurés en fonction de leur contribution à la méga-machine productive dont ils ne sont que des rouages. Or, nous l’avons vu à propos de l’apparition de l’exploitation de l’homme par l’homme, considérer un homme comme une chose (la réification), en l’occurrence comme un instrument ou une partie de machine, demande plus d’intervention de l’imaginaire que de le considérer comme un hibou dans un système totémique. Récemment, avec les nouvelles techniques de management, on a assisté au passage de l’image de l’automate à celle de « la personnalité bien intégrée dans un groupe », mais cette adaptation, introduite en vue d’augmenter le rendement, n’empêche pas que les hommes n’ont de valeur « qu’en fonction des statuts et des positions qu’ils occupent sur l’échelle hiérarchique » (p. 240).

De toutes ces observations on peut conclure que le trait le plus spécifique de l’imaginaire moderne est d’être limité au rôle de l’entendement, c’est-à-dire de la faculté qui adapte les moyens à la fin, tandis qu’il « ignore les questions des fondements, de la totalité, des fins, et du rapport de la raison avec l’homme et avec le monde (c’est pourquoi nous avons appelé sa « rationalité » une pseudo-rationalité) ; et il vit pour l’essentiel dans un univers de symboles qui, la plupart du temps ni ne représentent le réel, ni ne sont nécessaires pour le penser ou le manipuler ; c’est celui qui réalise à l’extrême l’autonomisation du pur symbolisme » (p. 240). « Autonomisation du pur symbolisme », car l’homme moderne peut passer tout son temps à considérer des choses complètement détachées du réel comme des tableaux de chiffres, des indicateurs de productivité et de croissance, toutes choses qui n’ont de sens qu’à l’intérieur d’un cadre très étroit, celui de l’entreprise, et qui n’ont plus aucun sens si on se détache de ce cadre. Bien entendu, toutes les organisations économiques ont besoin d’une certaine efficacité et donc d’une certaine rationalité. La grande différence est que, dans les autres sociétés, les préoccupations de la vie sociale sont tout autres, les finalités principales de la vie humaine se trouvent ailleurs et les activités productives y sont subordonnées. Dans ses derniers écrits (fin des années 90), Castoriadis a fini par douter qu’il y ait une rationalité du capitalisme même au sens restreint de la rationalité instrumentale, à cause de son caractère autodestructeur : « la liberté absolue des mouvements du capital est en train de ruiner des secteurs entiers de la production de presque tous les pays » (Figures du pensable, p. 80) ; sans les revendications ouvrières d’augmentation des salaires et de diminution du temps de travail, le capitalisme se serait auto-détruit par incapacité à écouler ses excédents de production (id., p. 91, 108) ; il s’est maintenu en fait malgré tous ses dysfonctionnements et ses irrationnalités ; son refus de tout contrôle et de toute vision au-delà du court terme l’empêchent d’affronter les conséquences écologiques et humaines de son extension aux continents jusqu’ici non industrialisés (id., p. 111). Mais Castoriadis se garde bien de prédire sa chute ou bien la chute de l’humanité dans la barbarie : il conclut que l’avenir dépendra « des réactions et des actions des populations ».

L’institution de la temporalité

Un autre domaine important dans lequel on peut vérifier certaines illusions que la société capitaliste entretient sur elle-même, est celui de la temporalité. C’est un domaine particulièrement important puisque toute société s’inscrit dans une histoire et donc dans une certaine temporalité, et la manière dont on se représente le temps est socialement instituée, c’est une production de l’imaginaire radical. Toute société se donne nécessairement une temporalité explicite, sous une double forme, à la fois identitaire et imaginaire. La temporalité identitaire est la mesure instituée du temps, le calendrier, les repères qui reviennent cycliquement ; la temporalité imaginaire est l’ensemble des significations liées à certains moments particuliers (les dates anniversaires qui commémorent des événements fondateurs, les fêtes liées aux solstices ou aux changements de saisons, les interprétations symboliques des moments du jour comme l’aube, le crépuscule, le midi, etc...). Ces deux temporalités explicites sont étayées sur des phénomènes naturels mais sont très loin de s’y réduire. On peut dire qu’il est impossible qu’un temps institué soit seulement identitaire, sans significations imaginaires en plus, car toute organisation sociale renvoie à des significations imaginaires (par exemple : l’institution identitaire de la semaine divisée en jours de travail et jours de repos fait naître toute une série d’expressions qui sont liées aux sentiments de plaisir et de déplaisir associés au travail et au repos : « le lundi au soleil » ou « la semaine des 4 jeudis » ou « vivement ce soir »). A côté de cette temporalité explicite, toute société développe aussi, par sa propre évolution historique, une temporalité implicite, qui généralement n’est pas consciente. Il s’agit de sa temporalité effective, de la manière dont effectivement elle se transforme avec le temps, selon une vitesse et une régularité qui lui sont propres. De ce point de vue on peut distinguer des sociétés à évolution lente ou rapide, et régulière, sans ruptures brutales, ou au contraire chaotique, à ruptures fréquentes (sur tout ceci, voir p. 307-314). Dans tous les cas, plus il y a d’hétéronomie, plus la temporalité effective est niée et contredite par la temporalité explicite. Par exemple, les sociétés fondées sur le mythe refusent de reconnaître qu’elles évoluent, elles nient toute temporalité créatrice c’est-à-dire porteuse de nouveauté : la temporalité ne peut être qu’un éternel recommencement des mêmes événements. Ce refus est lié à leur type d’hétéronomie, puisque leur fondation est considérée comme transcendante, sacrée, et par là immuable. Il est vrai qu’il y a des mythes qui racontent des transformations, mais ce sont les anthropologues qui cherchent à les mettre en rapport avec des événements historiques, pas les peuples eux-mêmes. A l’opposé, notre société, dont l’évolution est très rapide, refuse de voir qu’elle est aussi extrêmement chaotique, parcourue de ruptures et de régressions, car elle s’imagine être en progrès constant et infini. Il y a là aussi un rapport avec notre propre hétéronomie, qui est la prétention que ce système est le plus rationnel, de sorte qu’il se développe naturellement et va nécessairement toujours vers le mieux. Cette représentation constitue notre temporalité explicite, dont l’aspect identitaire est la mesure scientifique du temps, basée sur l’astronomie et les mathématiques, qui définit le temps comme linéaire et homogène, comme un flux qui s’écoule toujours dans le même sens et de la même façon. Notre société accepte en général son autonomie concernant l’aspect imaginaire de sa temporalité (le caractère contingent et arbitraire des jours de la semaine ou des jours de fête, qui influencent l’ensemble de ses activités, cf. p. 312) ; la seule signification imaginaire dont elle ne reconnaît pas l’arbitraire est sa conception d’une avancée régulière vers le progrès et vers le toujours meilleur, que vient confirmer la temporalité identitaire scientifique, par une adéquation entre la marche linéaire de l’univers et la marche linéaire de la civilisation.

Il faut reconnaître cependant que la physique du 20e siècle a fortement ébranlé la conception scientifique du temps (devenu relatif et non uniforme, quoique toujours irréversible), et que parallèlement s’est élevé de plus en plus le doute sur le progrès de la civilisation. Cela explique peut-être la position de retranchement qu’est en train d’adopter la société libérale-capitaliste, qui ne se prétend plus tant le meilleur des systèmes que le « moins mauvais », que le dernier rempart contre le pire. Ce retranchement va de pair avec un recul de l’hétéronomie : devant les contradictions qui s’aggravent (notamment la menace de destruction écologique), on n’est plus aussi sûr de la rationalité et de la supériorité naturelle du système, et c’est pourquoi on cherche désormais à le légitimer par un choix autonome reposant sur le dénigrement de tous les autres choix possibles. Il y a donc bien actuellement une intensification de l’autonomie de la société libérale-capitaliste (elle reconnaît de plus en plus son auto-institution), mais qui tente immédiatement de fermer l’accès à une reconsidération de ce choix : un autre choix n’est même pas discutable tellement il est évident qu’il serait pire (c’est le fameux « there is no alternative » de Thatcher). D’autre part, du côté des sociétés mythologiques, la colonisation a constitué une irruption imprévisible dans les temporalités aussi bien effectives qu’imaginaires, et dans la plupart des cas a tout simplement détruit les représentations propres pour les remplacer par celles de l’envahisseur (on ne soulignera jamais trop à ce propos le rôle prépondérant des missionnaires pour faire passer les peuples d’une hétéronomie à une autre). La résistance actuelle de certains peuples indigènes contre l’homogénéisation capitaliste, et leur désir de recommencer à vivre selon leurs traditions révèle qu’ils se situent dans un entre-deux entre hétéronomie et autonomie : d’une part, ils sont dans l’autonomie par la conscience que la réinstitution de leurs modes de vie ne dépend que d’eux-mêmes, de leur volonté et de leur lutte ; d’autre part, un partie de ce qu’ils revendiquent explicitement est une hétéronomie : c’est le retour aux croyances ancestrales.

Différences sans supériorité ; évaluations nécessairement situées

Pour en arriver donc à la question du relativisme culturel, on voit qu’il n’y a aucune supériorité de notre imaginaire social sur les autres du fait qu’il construit toutes ses institutions sur la rationalité plutôt que sur des formes de symbolisme que nous appelons « imaginaires » dans les autres sociétés, notamment les justifications religieuses et mythologiques. Il est bien clair que les deux types d’institutions sont imaginaires au sens de l’imaginaire radical ; il est clair aussi que la distinction forte que nous faisons entre rationnel et imaginaire au sens courant (au sens de la fiction) est propre à notre société et que nous ne pouvons pas faire semblant de la supprimer pour voir le monde et notre place dans le monde comme les voit un animiste ou un croyant littéraliste de n’importe quelle religion. Ou alors, si nous parvenons vraiment à adopter une telle autre vision du monde, nous ne sommes plus des membres de cette société-ci : « L’ethnologue qui a tellement bien assimilé la vue du monde des Bororos qu’il ne peut plus le voir qu’à leur façon, n’est plus un ethnologue, c’est un Bororo — et les Bororos ne sont pas des ethnologues. Sa raison d’être n’est pas de s’assimiler aux Bororos, mais d’expliquer aux Parisiens, aux Londoniens, aux New-Yorkais de 1965 cette autre humanité que représentent les Bororos. Et cela, il ne peut le faire que dans le langage, au sens le plus profond du terme, dans le système catégorial des Parisiens, Londoniens, etc. Or ces langages ne sont pas des « codes équivalents » — précisément parce que dans leur structuration, les significations imaginaires jouent un rôle central. » (p. 246). Personne ne peut s’exprimer exactement comme quelqu’un d’une autre culture, parce que les distinctions entre les notions ne sont pas les mêmes, par exemple entre « rationalité » et « imagination », ou entre « croire » et « savoir ». Nous ne pouvons interpréter les autres que par rapport à nous, dans nos propres termes et en fonction de ce qui nous intéresse : « L’histoire [au sens de l’enquête sur d’autres civilisations] est toujours histoire pour nous — ce qui ne veut pas dire que nous avons le droit de l’estropier comme il nous chante, ni de la soumettre naïvement à nos projections, puisque précisément ce qui nous intéresse dans l’histoire c’est notre altérité authentique, les autres possibles de l’homme dans leur singularité absolue. » (p. 247). La découverte de l’altérité, de la diversité des créations sociales vient confirmer la thèse de Castoriadis, que l’imaginaire radical est libre et non déterminé par des nécessités ; c’est pourquoi il n’y a pas de préférences ni de valeurs universelles. D’autre part, connaître la diversité nous intéresse pour notre projet pratique, car cela révèle d’autres possibles. Puisque notre projet d’élucidation théorique du monde a aussi pour but pratique de le transformer, considérer les autres formes d’imaginaire nous aide à dépasser l’asservissement à nos formes actuellement réalisées : il y a d’autres possibles, non seulement ailleurs et dans le passé, mais donc aussi ici dans le futur, et c’est à nous de les construire : « toute élucidation que nous entreprenons est finalement intéressée, elle est pour nous au sens fort, car nous ne sommes pas là pour dire ce qui est, mais pour faire être ce qui n’est pas » (p. 248). Pour faire être ce qui n’est pas, il faut délivrer l’imaginaire de sa sclérose par rapport à l’institué, il faut le déployer à nouveau comme activité instituante.

Nous avons donc vu que notre société n’a aucune raison de se sentir supérieure aux autres, du moins sous sa forme dominante, qui est clairement une hétéronomie ; en effet, sa rationalité dominante est une pseudo-rationalité, non consciente d’elle-même, ignorante de ses conditions et de ses conséquences. En revanche, nous avons peut-être par rapport à d’autres sociétés certains avantages qui faciliteraient notre accession à l’autonomie, sans que cela entraîne toutefois aucune nécessité ; un avantage est que nous avons dans notre histoire des exemples d’une rationalité autonome que nous pouvons à nouveau adopter, car ils font partie de notre imaginaire, nous n’avons pas à les inventer à partir de rien ; un autre avantage pourrait être que nous seuls avons développé cette attitude « intéressée » vis-à-vis des autres, qui nous permet de nous détacher de nos formes instituées pour envisager d’autres possibles. Tout cela n’est avantageux cependant que si nous avons déjà valorisé l’autonomie, mais cela ne nous dit en rien pourquoi choisir celle-ci plutôt que l’hétéronomie : « A la question : pourquoi l’autonomie ? pourquoi la réflexion ? il n’y a pas de réponse fondatrice, pas de réponse « en amont ». Il y a une condition social-historique : le projet d’autonomie, la réflexion, la délibération, la raison ont été déjà créés, ils sont déjà là, ils appartiennent à notre tradition. Mais cette condition n’est pas fondation. » (Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe VI, p. 48-49). C’est seulement a posteriori, lorsqu’une société a déjà fait ce choix, qu’elle peut le défendre en lui attribuant une valeur : « (Une société autonome) affirmera que l’autonomie sociale « vaut ». Certes, elle pourra justifier en aval son existence par ses œuvres, parmi lesquelles le type anthropologique d’individu autonome qu’elle créera. Mais l’évaluation positive de ces œuvres dépendra encore de ses critères, plus généralement de significations imaginaires sociales, qu’elle aura elle-même institués. Cela pour rappeler qu’à la fin des fins aucune sorte de société ne peut trouver sa justification en dehors d’elle-même. On ne peut pas sortir de cercle. » (Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe V, p. 82).

Il n’existe pas de critère absolu, pas de point de vue qui serait situé hors de toute représentation particulière de ce qui est plus ou moins bon. Cependant, du fait même que tout point de vue est situé, personne ne peut dire « tout se vaut », « tout est égal ». Nous sommes obligés de choisir, sinon nous ne faisons rien ; or, choisir, c’est attribuer des valeurs différentes, non pas au sens absolu et universel, mais relativement à chacun. Toute société doit nécessairement se donner des significations fondamentales, et il est normal qu’elle se donne celles qu’elle préfère et que donc elle les estime meilleures que celles des autres — sinon il serait logique qu’elle en adopte d’autres (mais dans ce cas, ces significations devenues siennes seraient à nouveau considérées comme meilleures). C’est exactement la signification du relativisme culturel : il n’y a de valeur que relative à chaque société, et aucune valeur absolue universelle.

Une difficulté philosophique : l’accès à la vérité

Et pourtant... il y a bien une prétention à l’universel chez Castoriadis, mais pas là où on la cherche d’habitude. Elle ne concerne pas les valeurs et les choix pratiques, mais la vérité théorique. En effet, la thèse selon laquelle l’imaginaire radical est une faculté de création qui appartient à toute l’espèce humaine, et toutes les sociétés se sont effectivement instituées par auto-création, cette thèse, Castoriadis pense qu’elle exprime la vérité, ce qu’il en est vraiment de l’homme et de la société, et que les thèses opposées, celles qui disent que les hommes et les sociétés ont été créés par des êtres transcendants, sont des erreurs théoriques. Un discours qui cherche à atteindre la vérité suppose deux choses : d’abord, qu’une vérité existe ; ensuite, que nous avons les moyens de la distinguer de l’erreur. Les deux conditions ont été mises en doute dans notre culture, sous la forme du scepticisme philosophique, dont une variante actuelle est le constructivisme  : d’après celui-ci, le discours scientifique n’a pas plus de valeur que le discours religieux ou mythologique, parce que ce sont pareillement des constructions sociales et que rien ne peut être saisi en dehors de ces constructions sociales. Castoriadis pense qu’il y a une vérité historique : les choses du passé se sont passées d’une certaine façon et pas d’une autre ; et il pense que nous pouvons dans une certaine mesure connaître cette vérité, grâce aux documents, vestiges, témoignages divers, et grâce à la connaissance de la psychologie humaine, qui peut faire la différence entre invention, interprétation, expérience, etc. Là serait donc le seul privilège de notre société : pouvoir atteindre la vérité par des méthodes scientifiques, et par là, pouvoir affirmer que les sociétés sont toujours de fait autonomes et que celles qui le reconnaissent sont donc plus lucides, plus conscientes d’elles-mêmes que celles qui ne le reconnaissent pas. Nous touchons ici une difficulté philosophique ultime : on ne peut pas prouver par démonstration l’existence d’une vérité indépendante de nos constructions, ni l’existence ou la non-existence d’une transcendance ; et pourtant ça ne relève pas non plus d’une décision arbitraire ; il y a des indices qui plaident en faveur de fortes probabilités. Je pense qu’on ne pourra pas avancer dans l’examen de cette question tant que plus de gens de toutes les cultures ne seront pas au courant, et donc capable de juger, de tout ce qui a déjà été pensé à ce propos ; c’est seulement par des évaluations des mêmes connaissances à partir d’horizons culturels différents qu’on pourra envisager la question d’une éventuelle universalité quant à la vérité. Il reste beaucoup à faire en philosophie aussi.


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